Le chanteur nordiste sort aujourd'hui son troisième album studio, cinq ans après le live "A l'attaque!". Même si l'atmosphère musicale est plus riche, son titre "J'ai changé" est trompeur: l'écriture est toujours unique, le mot toujours aussi fraternel sans une once de sensiblerie, l'album un bonheur d'émotion sans fard. Rencontre
Photos Hamza Djenat
D’où viennent ces chansons ? Elles sont prêtes depuis longtemps. Je bosse en décalé, quand on tourne. Elles ont trois ans à peu près, ont évolué au fil des concerts. Les musiques étaient là mais c’est dans l’interprétation que ça bouge un peu, on ajuste. On avait 17 titres, on les a rodés et on en a gardé 12 sur le disque.
Cinq ans quand même… La production a traîné un peu, mais cela nous a permis de l’enregistrer dans des conditions confortables, notamment avec le renfort de Daniel Yvinec à la réalisation. Une belle rencontre. Il vient d’un univers qui n’est pas le notre, directeur de l’ONJ, mais qui s’intéresse aussi au hip hop. C’était intéressant de se confronter à une sensibilité musicale différente de la notre, même si la notre est déjà multiple. Très à l’écoute, inventif, avec le sens de l’économie. Il n’a pas voulu faire la révolution dans les morceaux mais les accompagner, avec beaucoup de délicatesse.
Après des années en duo avec François Pierron à la contrebasse, tu travailles maintenant avec quatre musiciens. Comment cela s’est-il passé ? Fil et Joseph Doherty étaient déjà dans « A l’attaque ! » (album live sorti en 2008, ndlr). On les connaissait depuis l’époque de la Tordue où jouait Fil (1). Avec François, on leur a demandé si ça les branchait de prolonger un peu plus. On a eu le renfort de Thomas Fiancette à la batterie, fait plusieurs résidences et composé vraiment ensemble.
Tu amènes les textes et vous tournez autour ? J’aime écrire avec les gars qui cherchent à côté. Je leur demande de rester sur un truc, j’écris quelques lignes, puis je vais m’isoler et reviens avec une proposition. La musique jouée à ce moment-là ne va peut-être pas servir pour cette chanson mais elle a stimulé l’écriture. Je préfère cette émotion particulière que de me retrouver seul à une table avec une feuille blanche. La création est largement favorisée quand elle est collective Il y a des concessions à faire pour François et moi c’est sûr. Mais c’était notre envie. Et puis plein de nouvelles choses ont été possibles grâce à eux. Entre autres, beaucoup plus de chansons sont chantées et le placement de la voix y est défini précisément. Je peux plus me balader comme je veux !
Pour quelqu’un qui ne voulait pas interpréter ses textes et monter sur scène, te voilà à la tête d’un groupe et tu chantes ! Ah ben dans une dizaine d’années, je serai à l’Opéra de Paris ! Je n’ai jamais eu de plan de carrière. Toujours été un accident, c’t’affaire-là. Des fois, je me dis « c’est n’importe quoi » mais je me régale tellement à faire n’importe quoi, je ne vais pas changer.
Comment es-tu venu à la chanson, à l’écriture ? J’ai découvert la chanson assez tard, grâce à un copain dans le Nord qui faisait une émission de radio là-dessus. J’avais grandi dans les années 80 où la chanson était ringardisée, alors j’écoutais de l’anglo-saxon. De qualité hein ! Puis je me suis éveillé à la chanson… et pris de passion, pour tout dire. Je n’avais pas l’intention d’écrire mais la rencontre avec Allain Leprest a été forte. Il m’a dit un jour « tu devrais écrire. » Je suis allé le voir un peu tremblant chez lui à Ivry, avec quelques textes. Puis il m’a sorti : « A partir de maintenant, dis-toi que t’écris ». Il a mis sa veste, on est descendu dans le bistrot en bas de chez lui. Il a fait taire ses potes pour faire écouter mes textes, mon premier public. J’ai appris énormément et rencontré plein de chanteurs grâce à lui, dont le Toulousain Jehan que j’aimais beaucoup. Et faire un album à trois (2) pour rentrer dans le boulot, c’était proprement hallucinant. Après je me suis même pas accroché parce que tout s’est enchaîné : avec François, on a fait tourner le chapeau à Paris. A Lille, je n’aurais même pas osé. La rencontre avec la rue Kétanou a aussi été importante. On a eu la chance de n’avoir à taper à aucune porte. Je n’aurais jamais osé démarcher.
Avant la chanson ? J’ai foiré magistralement mes études. J’ai bricolé à l’usine puis bossé pour une association lilloise qui s’occupait de chanson, les Inouïs. Quelques mois de chômage m’ont incité à partir à Paris, sur les conseils de Leprest. Il a changé ma vie. L’auteur de chansons le plus abouti que j’ai connu.
C’est parce que tu n’osais pas chanter que tu faisais au début de la "chanson pas chantée" ? Carrément ! On n’a jamais décidé d’une esthétique. Je me suis retrouvé avec des textes que j’ai interprété, puis j’ai croisé un musicien parce que j’avais aucune notion musicale. François Pierron, donc. Mon premier cachet, je l’ai fait à Rennes dans un festival de conte et j’y ai branché François. Cela a été mon premier et dernier spectacle d’une heure et demie seul, car François a dit « ok, je veux bien essayer ». Sur la date suivante, à deux, on a été repérés par pas mal de monde. On a fait notamment l’été suivant, une tournée avec le CCAS (comité d’entreprise d’EDF), le plus grand organisateur de concerts en France. Intermittent dès la première année, c’est plutôt de la chance.
Le nouvel album s’ouvre par "Je ferme"… Le bistrot, c’est un berceau. Cela permet de prendre la température du monde, de croiser les copains, de bien se marrer aussi. Celui en question se trouvait dans le quartier de Wazemmes à Lille, j’y étais très attaché et d’ailleurs le refrain n’est pas de moi : chaque soir, le patron fermait avec ces mots. Puis il a fermé définitivement.
"Le grand matin" Une tendresse pour les gens qui battent le pavé pour des bonnes raisons. L’espoir aussi.
"Lui" L’amitié, c’est mon carburant, toujours ce qui m’a fait avancer. L’amour aussi. J’ai du mal à exister par moi-même.
"Même pas honte" Avec la rue Kétanou, on a vécu des choses incroyables ensemble à nos tout début, en partant par exemple deux ans de suite, faire la manche à New York. Ils m’ont appris à ne pas avoir peur, ce qui n’était pas gagné, après le sens de la fraternité, de l’entraide. Je leur devais bien une chanson.
"Olympe" Ce n’est pas la mienne, c’est la fille du guitariste ! Une des dernières chansons que j’ai faites.
"J’ai changé": En quoi ? Du temps a passé. Le texte est quand même une vaste blague, sur des jeux de mots à la con. J’ai malheureusement plus la capacité physique de faire le zouave comme avant, plus le goût aussi… J’essaye toujours de fonctionner à l’instinct mais je suis entouré maintenant de gens qui attendent que je prenne ma part de responsabilité alors je le fais avec plaisir.
Photo Hamza Djenat
Timide ? Pas une grande confiance en moi. Timoré.
Même quand on dit que t’es un des plus grands auteurs contemporains de chanson, t’y crois pas ? Euh… non ! Mes chansons sont des propositions. Il y a autant de vérités à mes chansons que de gens qui m’écoutent. S’il y a un écho de tendresse particulier, je prends.
D’où vient ce style qui trébuche en équilibre ? Peut-être la volonté que les choses ne soient pas gravées dans le marbre, qu’elles ne soient pas certaines. Ce métier est quand même une aberration : dire à des gens « taisez-vous, c’est moi qui cause », c’est quand même assez terrible. Je ne veux pas asséner des vérités mais tourner autour de quelque chose qui me semble être juste.
Plus serein aujourd’hui ? Je n’ai plus le sentiment d’être un escroc dans mon boulot, j’ai la chance d’avoir la confiance de pas mal de gens et j’ai acquis pas mal d’expérience.
Le monde autour ? Je me sens concerné, heureusement. Je ne navigue pas dans le monde de la musique. Quand je rentre, je suis dans la vie d’un quartier populaire de Lille. J’ai toujours été en colère, en rejet de cette société, alors ce n’est certainement pas aujourd’hui que ça va changer.
(1) Eric Philippon (2) « Les ailes de Jehan » (1999)