Mon père avait, dans le grenier, fait deux petites piaules pour nous quand on était adolescents, pour qu’on soit autonomes. Et mon
frère, pendant qu’il écoutait les Rolling Stones, moi j’écoutais Ferré quoi, et Brassens… Alors mon frère poussait un peu les
Rolling Stones, moi je poussais Brassens et tout. On se faisait une guerre terrible, mais finalement, c’était le tout qui était beau.
Après, je me suis aperçu que j’avais perdu du temps à ne pas vouloir écouter certaines choses, tout était bon à prendre en fait, et
tout est toujours bon à prendre dans les musiques actuelles, et dans celles du passé. Il faut que tout le monde le comprenne.
CF : Ce qui rapproche, ce qui prolonge peut être, tu n’imites pas, mais on peut penser que tu prolonges quelque part Brel, ce qui
est très rare, cette manière brûlante de se donner sur scène, parce qu’il y a une manière d’être sur scène qui n’est pas commune,
c’est le moins que l’on puisse dire. Les gens ressentent l’intensité de ce don, et en même temps ça brûle, ça remue , ça fout la chair
de poule. Et ça, ça fait penser, il n’y en a pas beaucoup de « bêtes de scène », pour reprendre le cliché, bon c’est à la suite de
l’existence de gens comme Brel qui ont su, et qui ont maintenant inscrit çà dans la tradition de la chanson française. Mais ça date
vraiment de Brel, de Piaf et de Brel. On t’identifie plus volontiers dans cette filiation là, et c’est quelque chose qui te caractérise !
AL : Je te laisse la responsabilité de ce que tu viens de dire, je te remercie, mais ça rejoint aussi ce que je disait tout à l’heure : ma
démarche c’est aussi un peu le souci de mériter, de justifier en fait le fait d’être devant les autres. Je veux dire, c’est complètement
monstrueux en définitive, de tenir une chaire, d’avoir le droit de s’adresser à « plus nombreux que soi même » quoi ! Et à partir de
ce moment là, ce n’est plus totalement Leprest qui est là, c’est le professionnel entre guillemets, amoureux, et qui essaie de faire
son métier avec le plus de chaleur possible. Echanges d’énergie aidant, on entre complétemet dans le jeu, on sent des vibrations,
une sympathie, on a envie de devenir bplus beau qu’on est quoi. Le public oublie que…et surtout de faire oublier au public qu’il
n’est pas simplement un public, et qu’on est presque à une table quoi, autour d’une table. Moi ça m’amuse beaucoup, j’ai horreur
du rapport de forces. Je ne sais pas si c’est avec toi Fabrice, qu’on avait parlé… c’est toi qui avait assisté… je me rappelle d’une
histoire d’Higelin… Il était sur une scène et il faisait des gestes, il disait « Faites comme moi ».. Tout le monde suivait ses gestes..
et il a commencé à faire le salut nazi, et à ce moment là, les spectateurs ont fait le même geste que lui ! Toutes les lumières se sont
rallumées , bien entendu, c’était un truc préparé, un piège, et il a dénoncé lui même le rapport que peut avoir l’artiste avec son
public, et le rapport sado-masochiste que le public peut avoir avec l’artiste ! Moi je n’hésite pas à dire que je prends mon pied
quand je vais sur scène et quand je donne du bonheur, et je n’hésite pas à prendre pour argent comptant le bonheur que les gens
ont reçu. C’est tout.
CF : Mais ça te coûte aussi non ? Parce que tu ne rentres pas sur scène comme dans ta cuisine, on peut penser que.. c’est pour
ça que je citais cette phrase « Je m’entre-tue à vivre », c’est peut être trop fort, mais ça te coûte aussi, et les gens aiment bien
peut être aussi voir cette souffrance là, ce qu’il y a au départ, ce qui , après, devient autre chose. Mais on peut penser qu’il y a
une souffrance comme ça, ce n’est pas naturel de chanter comme ça, au sens où on n fait pas ça comme on va acheter le
journal..
AL : Non, je disais, ce n’est pas une souffrance, on a peur, mais bon qui n’a pas peur dans la vie ? On est là, on a à chaque fois
« un dossier à présenter ». C’est toujours le même répertoire, mais ce sont jamais les mêmes personnes, ce n’est jamais le même
soir, et on a toujours le même devoir à rendre quoi. Quand on parle de galère, quand on parle de souffrance globale, tout ça, je
relativise quand même les choses parce qu’il y a plus souffrant que moi. Moi j’ai la chance de faire le métier que je rêvais de
faire, et je n’ai jamais dit que j’avais fait de la galère ! Parce que faire de la galère, je n’ai pas connu, mais enfin je suppose que
les galériens.. ça ne devait pas être drôle pour eux quoi ! Quelque part ! Et moi j’ai la chance d’être bien entouré, d’avoir
construit un petit bastion, à la fois affectif, amoureux, familial, une bande de copains, une bande de fidèles.. et de pas avoir été
trop con, pas trop faux.. de vivre dans un monde qui, c’est vrai qui est difficile, mais je fais un beau métier… Je me réveille
tous les matins.., ou je me réveille des fois à midi par exemple.. mais mes amis qui me connaissent bien à Ivry et partout, ont
pris l’habitude de me voir avec les yeux un peu cernés, ou une feuille de papier dans la poche, et un crayon à papier, à mine
( ?)… Au début ils disaient : « C’est bizarre, ce mec là » quoi. Quand on ne me connaissait pas, - ça va faire 15 ans que
j’habite dans la banlieue parisienne- ils disaient, ils pensaient probablement dans leur tête que j’étais un branleur quoi ! Et j’ai
été heureux le premier jour, où un de ces mecs que j’ai réussi à apprivoiser quoi, par un regard, par des pots échangés, il m’a dit
« Ah ! je te dérange pas, tu travailles ! ». Tout d’un coup , l’écriture, pour lui, parce qu’il y avait eu un résultat –il avait du
m’entendre quelque part - .. était devenue un travail. J’avais acquis le statut de travailleur –chansonnier. Et ça, c’est
extraordinaire ! Ce n’est pas de la galère ! Et je mesure à la fois, par rapport à des travaux qui sont bien plus pénibles, la chance
que j’ai évidemment de pratiquer ce métier. Le plus grand bonheur c’est les rencontres, c’est tout ça, de pouvoir rencontrer
autant de gens à ne plus pouvoir s’en souvenir parfois même.
CF : Fabrice, comment tu vois, toi.. on a commencé par parler de cette époque lointaine là, 25 ans, les débuts.. Ce n’est pas
évident de te demander d’analyser tout ça trop longuement, mais comment tu vois ce qui s’est passé, ce qu’est devenu Allain
Leprest ?
JH : Ben écoute, je ne veux pas être prétentieux à sa place. Moi, il n’y a rien qui me surprend parce que la rencontre avec
Allain, il s’est traité lui même de freluquet à l’époque, c’était un freluquet qui était quand même assez épatant au niveau de son
écriture. J’ai la force et la faiblesse d’avoir des parents qui étaient enseignants, et enseignants littéraires, qui n’aimaient pas
beaucoup en général mes copains. Et quand ils ont vu les textes d’Allain, ils ont dit « Alerte ! il se passe quelque chose ! ».
Donc, moi je veux dire, je ne suis pas surpris ( n’écoute pas Allain ! ?),. J’ai toujours dit : il est le meilleur d’entre nous tous.
Point ! Je n’ai jamais dévié ma ligne, je continue à le dire contre vents et marées à des gens qui le savent pas encore ou qui ne le
comprennent pas encore. Je considère Allain comme une force d’écriture qui nous dépasse tous. Donc grande humilité moi par
rapport à ça, mais je ne bouge pas de ma ligne, je tiens le même discours depuis 25 ans.
CF : Allain évoquait quelque part la fonction sociale de l’artiste, il a un engagement politique, une manière de voir les choses..
mais il y a le show-biz . Là c’est plus ça ! Quand on sort d’un concert d’Allain Leprest, on se dit quand même : mais ce n’est
pas possible qu’il y ait pas des milliers de gens qui puissent bénéficier, qui puissent se rendre compte, qui puissent savoir qu’il
existe, et qui puissent vivre ça quoi ! Le show-biz c’est pas une fonction sociale, en tous cas il a une existence, et puis je pense
qu’il empêche que des milliers de gens connaissent ce que fait Allain !
JH : Oui, part rapport à ça, il y a deux façons de répondre à ta question. Il y a une façon qui est : attention le show-biz et une
chanson comme la pratique Allain, c’est deux métiers complètement différents. Moi quand je vais au super-marché du coin
acheter ma viande –j’achète de la viande au super-marché-, mais je sais qu’il y a probablement trois rues plus loin, et je ne
connais pas l’adresse, quelqu’un qui fait de la viande bien meilleure. Donc je crois que par rapport à la consommation en
général, les gens sont très frileux et très fainéants . Ca, c’est une première chose. Ils n’ont peut être pas toujours les armes pour
faire les bons choix.. Maintenant on peut aussi faire une réponse beaucoup plus politique et polémique à ta question.
On l’a vu par exemple, par rapport à la fréquentation du théâtre ce soir, qui est un théâtre de 400 places, dont on pouvait
supposer, vu la qualité d’Allain, qu’il serait plein. Et en plus je pense qu’on avait essayé de faire ce qu’il fallait pour qu’il soit
plein. Maintenant je vais être très dur, mais je tiens à le faire de temps en temps : on a adressé des documents vraiment
complets, des disques etc… à, à peu près dans tout ce qui comptait de radios dans la région de Montpellier, et aux journaux
papier etc… Et on s’est aperçu , qu’à part toi, mais pour des raisons un peu particulières ( ? ), personne n’avait jamais entendu
parler d’Allain ! Et moi, ma réponse par rapport à ça : c’est quand même quelqu’un qui a fait 6 albums, qui a été prix du disque
de l’académie Charles Cros, qui a été prix de la SACEM etc… Et quand un présentateur de radio se permet de dire qu’il n’en a
jamais entendu parler, je dis qu’on est dans un schéma d’incompétence totale, et ce n’est pas comme çà que le public va aller
vers des gens de qualité ! Puisque justement les gens qui sont chargés de relayer une certaine forme de culture, ne la connaissent
pas ! Voilà, c’est tout ! C’était mon petit constat virulent du soir !
CF : A l’époque de Brel, de Ferré, les producteurs, les impresarii se déplaçaient dans les cabarets et venaient solliciter les
artistes, il y a longtemps que ça a disparu. Maintenant les artistes sont obligés de faire la démarche pour Comment tu te
positionnes –enfin positionnes-, comment tu vis ça Allain ? Comment tu vis ce relatif isolement ?
AL : Non j’ai.. je ne vis pas dans un isolement précisément parce qu’il y a un public. Moi je vis sur scène, bon, j’ai la
possibilité de pouvoir faire des disques, je ne vais pas surenchérir sur ce qu’a dit Julien tout de suite, mais te dire simplement :
le public aussi, il faut le martyriser, le désigner du doigt aussi. Il est bête parfois aussi, il est con, il se prive de quelque chose, je
ne parle pas pour nous, pour cette soirée là , où c’est une association qui marche très bien , bon.. et puis le public était là,
apparemment nous a rendu toute sa chaleur . Mais je dis des fois aux gens, ben au lieu d’aller dépenser 500 balles pour aller
voir une nouille, ben écoutez, il y a des associations qui vous proposent pour 100 balles de très bons spectacles et surtout de la
découverte. Découvrir ! Faites comme.. Je ne sais pas si c’était meilleur dans les années 60, dans les années 70, on dit ça…
Dans les années 70, je le sais bien, il y avait à la fois , on en parlait tout à l’heure, le twist et la chanson dite à texte, et qui
cohabitaient parfaitement, et les anglo-saxons qui arrivaient, et il y avait des gens dans toutes les salles. Je pense que la crise a
fait beaucoup, et probablement ce dont on est en train de parler, c’est d’un problème d’incompétence totale. Il est vrai qu’il
n’existe plus des Maurice, des Cocatrix, des Canetti, des gens comme ça, j’en oublie bien d’autres, mais il y a une
incompétence totale de jeunes programmateurs, ou de plus vieux, qui font dans le jeunisme et dans la connerie, et qui
effectivement ne connaissent rien. Et même parmi les plus vieux, quand on regarde… on peut être méchant là ?
CF : Oui à cette heure ci…
AL : On peut dire par exemple, en parlant d’un Drücker, d’un Foucault, d’un Sabatier, ou d’un De Chavanne, tout ça et
tout, ben tous ces gens qui font appel à la guimauve, à des produits formatés, eux, pendant ce temps là, parmi les gens qu’ils
invitent, ils ne les ont jamais dans leur.. sur leurs étagères de disques. Ils ont, à peu près tous les personnages dont on vient de
parler quoi,… mais Drücker qui invite Dave ou, comment il s’appelle l’autre violoniste qui commence à faire des conneries là,
qui fait du caramel au violon ? oui Rieu…bon ils les invitent ces gens là, mais à qui on fera croire que Drücker par exemple a
un disque de Rieu ou un disque de Dave sur son armoire ? Il n’en a pas, bien évidemment ! Alors donc, soit il ment aux gens,
soit c’est un imbécile, mais ça m’étonnerait beaucoup. C’est ça qui est troublant. Il faudrait un jour interroger ces gens s’ils ont
leur disques, tout en disant : vous êtes formidables, vous êtes merveilleux etc… et tout quoi.
Mais alors tu sais, en tant que chanteur , c’est terrible ce que je vais dire, parce qu’on a pas le droit de dire qu’ils prennent des
chèques dans la poche gauche, parce que sinon, tu te fais attaquer. Si tu dis Drücker, Foucault, tous ces gens là, ils touchent du
pognon par les maisons de production, ils sont producteurs eux même de leurs propres émissions, ou pas producteurs bon..
C’est évident, c’est un jeu comme ça, y compris pour les prix de la musique etc… Si tu le dis toi, en tant que chanteur, si je dis
par exemple que Drücker touche des ronds dans sa fouille, ce qui n’est pas vrai du tout d’ailleurs hein !, je tiens à le préciser !
ben t’as un procès.
CF : C’est pour ça que tu as dit que c’était pas vrai
AL : Non c’est absolument pas vrai évidemment ! Non ça c’est les aigris qui.. rires. C’est tout
LH : Bon, il est 4 heures du matin, moi je vais vous laisser …..
CF : C’est bien de dire que c’est 4 heures du matin ( NDLR « Le droit à la fatigue » ? et « à consommer avec modération »
à cette heure pâle de la nuit) Je tiens à te dire merci
AL : Merci pour l’amitié, pour la fidélité surtout, parce que c’est un instant qui est assez émouvant, parce qu’on s’est retrouvés
au départ à partir de ce petit truc.. ce petit truc était le départ d’une grande aventure.. le Nouveau Gong, la poésie, les mots.. Et
puis zéro à Montpellier, ça fait quoi ? Oh j’ai trouvé un aphorisme tout à l’heure : oui….
« L’amitié à vol d’oiseau, avance à la vitesse d’un cheval au galop
… à Saint Malo »
Rires




 



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