Nicolas Brulebois - J’aimerais commencer par évoquer ton parcours personnel avant la rencontre avec Allain : d’où vient ta vocation ? Quels artistes t’ont donné envie de t’y mettre ? Quelle formation as-tu suivie ? La guitare a-t-elle été d’abord un instrument à part entière, ou déjà envisagée comme accompagnement à la voix ? Quelles ont été tes premiers textes mis en musique ?
Fabrice Plaquevent - Mes parents avaient des idées très arrêtées sur l'éducation des enfants. Normal, ils étaient instits (exactement PEGC : professeurs d'enseignement général des collèges) ! Mon grand frère et moi avions toute possibilité de choix, mais il fallait que : 1/ nous fassions des études, les plus longues possibles, 2/ que nous pratiquions un sport, et 3/ que nous ayons une activité artistique. Alors Conservatoire de Rouen vers 9/10 ans pour le solfège, et en ce qui me concerne, clarinette à 11 ans, dans la classe d'un des meilleurs profs au monde à l'époque, et qui accueillait même des élèves venus du Japon : Jacques Lancelot. Je n'en tire aucune fierté : j'étais le fainéant et cancre de son cours.
Vers 14/15 ans (1969/70), je découvre le folk, le mouvement hippie, la protest-song, Donovan, Dylan, Joan Baez. Enfin tu vois le truc, quoi... Et tous ces mecs, bandeau dans les cheveux ou pas, petites lunettes rondes ou pas, chemise à fleur ou pas, ils ont pour point commun cette putain de guitare ! Évidemment, j'en veux une mais mes parents refusent. Ils avaient peur, et sans doute à juste titre, vu l'enfant puis l'apprenti-clarinettiste que j'avais été, que je m'en lasse très vite.
N'importe, un de mes oncles avait, quelques années plus tôt, gagné une espèce de guitare à la Foire Saint-Romain (nous sommes à Rouen !), et apprenant mon désir, me l'offre. Je vais donc religieusement la chercher dans son grenier, et je découvre l'engin : une forme grossièrement classique, des cordes en acier oxydées à 2 centimètres d'un manche sur lequel je vais bientôt m'arracher les doigts comme sur du barbelé, la table en contreplaqué de bois inconnus décollée de l'éclisse. Un bijou à mes yeux. Je cours dès que je peux m'acheter un petit bouquin avec des accords et quelques chansons... Marabout Junior, tu connais ? Puis je colle et cloue (sic) les dégâts, achète du Venilia adhésif noir dont je recouvre toute la table, et sur lequel je rajoute des fleurs autocollantes (on dirait "stickers" maintenant).
Deux jours après, je sais jouer par cœur (mais pas encore avec la pompe caractéristique) "Le Gorille" de Brassens, choisie dans mon petit livre parce qu'elle n'a que 2 accords, et pas des plus difficiles : Ré et La7. La suite, ce sera Dylan évidemment, puis Woody Guthrie et bien d'autres, anglophones ça va de soi (la chanson française, c'était celle des parents ! Bien que j'adorais la chanter et connaissais tout Reggiani par cœur). Pourtant, c'est en français que je compose ma première chanson, presque dès l'obtention de "la" guitare, avec un seul doigt déplacé successivement à la première case de chacune des trois cordes aiguës, la main droite en arpège (déjà) et pour chanter un texte méconnu d'Aragon :
"En la saison des primeroles /
On prend le feu pour la fumée /
On prend le plaire pour l'aimer /
Les mots sont premiers aux paroles..."
Je comprendrai peu de temps après que cet accompagnement simpliste n'était que l'amorce de trois des accords les plus répandus dans la chanson : Lam, Rém, Mi…
Très vite, en mars 1971, je composerai pour mon premier texte bien maladroit : "Elucubrations contestataires" dont le titre pompeux était non moins pompeusement sous-titré "Pavane pour une instit' virée", et qui relatait les déboires d'une institutrice exclue de l’Éducation Nationale pour avoir été enceinte sans être mariée. Premier texte + deuxième musique = première chanson.
NB - Tu as rencontré Allain Leprest en 1970, pendant un camp de vacances dans le Var. Auparavant, aviez-vous fréquenté les mêmes lieux ? Etiez-vous du même milieu social ?
FP - J'avais déjà fait deux camps avec l'AROEVEN : Antibes, et une première fois Le Brusc. Mais je crois que pour Allain, c'était la première fois, au moins avec cet organisme. AROEVEN, si je me souviens bien, ça voulait dire Association Régionale des Œuvres Educatives et de Vacances de l'Education Nationale. Autant dire que nous étions principalement des fils de profs, mais le père d'Allain travaillant à la Fac de Mont-Saint-Aignan, il avait pu l'inscrire. Il me semble bien qu'au tout début du camp, Allain était un peu complexé de sa "différence" sociale. Mais son charisme et son humour l'avaient fait accepter immédiatement.
Il habitait Mont-Saint-Aignan, sur le plateau au nord de Rouen, moi à Bihorel, sur le même plateau mais plus à l'est, et nos deux villes n'étaient séparées que par Bois-Guillaume où habitaient d'autres copains rencontrés dans le même camp d'ados. Une petite bande s'était donc formée qui se retrouvait assez facilement à un point ou un autre, la plupart d'entre nous ayant déjà des cyclomoteurs. Allain n'en avait pas, mais se déplaçait très bien à pied.
NB - Tu écris : "Je n’ai accordé mon amitié sincère, profonde et fidèle, qu’à très peu de personnes". Au-delà de vos rigolades, qu’est-ce qui a cimenté ce rapport avec Allain ? Quels étaient vos points communs / différences enrichissantes – sur le plan humain et artistique ? Qu’avez-vous échangé, à cette époque, en matière de goûts musicaux ?
L'amitié (comme l'amour, d'ailleurs) est une alchimie difficile à analyser. Je pense qu'à l'âge où nous nous sommes connus, c'est quand même la rigolade qui nous a rapprochés. Mais ces rigolades étaient "différentes" de celles avec les autres potes. Peut-être plus intellos, plus cultivées. Nan, c'est prétentieux, ça ! Sophistiquées ? Pas mieux. Plus extravagantes probablement, moins banales. En fait, nos humours devaient être "en phase".
Par la suite, l'engagement politique et la chanson ont dû faire le ciment. Mais musicalement, nous écoutions des choses identiques (Ferrat, Reggiani...), et des choses radicalement différentes. J'étais par exemple (et je suis toujours) fan de Frank Zappa. Ca ne l'intéressait pas beaucoup à l'époque, mais il supportait plus ou moins à très petites doses. Et lui avait des disques de gens totalement inconnus pour moi : René-Louis Lafforgue, le tout premier Michel Jonasz avant sa célébrité. Nous passions des heures à faire écouter à l'autre les disques que nous aimions. Et quand nous en avions l'occasion, nous allions voir des concerts de gens autant inconnus pour l'un que pour l'autre.
Je me souviens notamment d'un concert en 1976 d'un chanteur venu de Saint-Etienne, qui avait été organisé dans le grand amphi N°1 (je crois qu'il s'appelle maintenant amphi Axelrad) de la Fac de Rouen : Bernard Lavilliers. Pas connu à l'époque, le Nanard ! L'amphi devait bien avoir 150 ou 200 places, et nous devions être une quinzaine de spectateurs. Nous avions fini la soirée chez mes parents à Bihorel (ils étaient absents), et épaté par le jeu de guitare très "bossa" de Lavilliers, j'avais aussitôt essayé quelque chose d'approchant en écrivant et composant le soir même "Fleur de bitume", une chanson sur la prostitution, pendant qu'Allain dessinait à côté de moi (NB : le titre est lui-même inspiré par Lavilliers, que la doc de présentation décrivait comme "une fleur de grisou poussée sur un terril").
NB - Dans ton avant-propos, tu dis avoir voulu donner à ton livre un tour amusant, et fui les "sombres réflexions sur le pathos". Est-ce que le drame, la misère, la difficulté, étaient aussi présents dans votre quotidien de bohème adolescente ? A te lire, tout cela avait l’air joyeusement déconneur… Mais est-ce que la "vache enragée" a été parfois dure à avaler ? La jeunesse, l’amitié, et l’affection des proches vous ont-elles préservés de cela ? Du coup, question subsidiaire : est-ce pour éviter de briser un éventuel "cocon" que ni toi ni les autres qui accompagniez Allain à l’époque, n’étiez partant pour tenter l’aventure parisienne ?
FP - Je n'ai pas dit vouloir donner à mon livre un tour "amusant". J'ai voulu le dédramatiser. La mort d'Allain m'avait douloureusement frappé, et je sais que bon nombre de gens, même sans l'avoir connu personnellement, avaient été touchés profondément et sincèrement par sa disparition. D'un autre côté, je ne côtoyais plus Allain sauf des rencontres de loin en loin, et un ouvrage "en profondeur" n'aurait probablement rien voulu dire de ma part. Et puis ce détachement était réel dans notre jeunesse, et nous riions de tout. Je n'ai pas de souvenirs douloureux des époques de disette dont on se sortait finalement assez bien, grâce probablement, comme tu l'as imaginé, "à la jeunesse, l'amitié et l'affection de nos proches". Puis est venue l'époque du trio, après mon Service Militaire, je vivais en couple depuis peu et essayais de me stabiliser, Stéphane était enseignant, Manu avait probablement d'autres raisons. Aucun de nous n'a voulu attaquer ce qui, de toute évidence, allait s’avérer une période plus qu'aléatoire.
NB - Comment votre duo s’est-il formé ? Y avait-il dès le départ l’idée de monter un spectacle complet, ou est-ce que les chants et "bœufs" avec des amis communs ont dérivé petit à petit sur une association plus durable ? Pourquoi avec toi et pas un autre ?
FP - Lorsqu’Allain chantait, j'essayais souvent de placer une deuxième voix pour chanter avec lui. Et comme nous nous rencontrions souvent et qu'Allain n'avait pas un répertoire très étendu, ces voix ont fini par être fixées par la répétition. Je composais aussi mes propres chansons et proposais à Allain de chanter la voix principale, et j'harmonisais une deuxième voix de la même façon qu'avec les siennes. Comme nous étions à cette époque dans la même cellule du PCF, on nous a proposé d'intervenir lors de la remise de cartes de la cellule. Nous devions chanter environ une demi-heure, soit à peu près 7 ou 8 chansons. Nous les avions. Puis on nous a demandé pour une autre remise de cartes, puis une autre, puis l'Union des Femmes Françaises, un comité d'entreprise, un autre et encore un autre, des Maisons des Jeunes aussi... La demi-heure est devenue trois-quarts d'heure, puis 1h et encore un peu plus. Mais à cette époque du duo, nous ne faisions aucune prospection ! Les demandes tombaient toutes seules, "naturellement".
D'autres que moi avaient composé pour Allain, Claude Leclerc, par exemple, et surtout déjà Etienne Goupil. Mais Etienne aurait été, en ce temps-là, beaucoup trop angoissé à l'idée de monter sur scène avec qui que ce soit. Et puis un piano est beaucoup moins transportable qu'une guitare – que même à l'époque de mon scooter, Allain pouvait porter sur le dos pour nous rendre à la salle où nous allions chanter. J'écrivais, je composais, je chantais, j'harmonisais les voix, j'accompagnais à la guitare, j'ai pratiquement toujours eu un moyen de locomotion, je n'habitais pas trop loin, j'avais de quoi enregistrer nos répétitions, et nous nous entendions bien. Alors ça a été moi. Ça aurait probablement pu être n'importe qui d'autre, à condition qu'il réunisse l'ensemble de ces qualités essentielles en même temps.
NB - Comment répétiez-vous ? Comment quelqu’un qui a fait le Conservatoire et a donc une vision de la musique "rigoureuse" (dixit Annie Dégremont) parvient-il à monter un duo vocal avec un chanteur qui chante (c’est toi-même qui le dit, dans un chapitre très amusant) "faux" ? Comment travailliez-vous vos voix, pour les accorder / mélanger, en dépit de cette difficulté ?
FP - Au début, nous répétions chez mes parents à Bihorel puisque j'y habitais ! Puis chez lui place Saint-Godard à Rouen ou chez moi, à 100m, rue Beffroy. Si l'un de nous avait une nouvelle chanson à proposer, on commençait par essayer de la "monter". Par facilité, Allain ne connaissant pas la musique, je lui chantais la mélodie que j'avais imaginée et la lui faisais répéter, tout en l'accompagnant à la guitare. Quand il était à l'aise avec, je créais une deuxième voix. Du coup, c'est toujours lui qui chantait la voix principale, et je me démerdais avec le reste. Mais ma vision "rigoureuse" de la musique n'avait pas à souffrir en profondeur puisque c'est moi qui orchestrais tout. Là où j'avais plus d'agacements, c'est effectivement ses difficultés à "choper" la note juste sans avoir fait un espèce de glissando qui ne l'amenait quand même qu'à la frontière de la note attendue, et aussi de réelles difficultés de rythme qui le faisaient fréquemment attaquer trop tôt ou trop tard. Mais si en France tout finit par des chansons, chez Leprest-Plaquevent tout finissait par des éclats de rire !
NB - Aviez-vous en tête un exemple de duo vocal qui aurait pu servir de "référent" au vôtre ? Quels chanteurs admiriez-vous pour leurs harmonies vocales ?
FP - Il y avait encore pas mal de duos chantants à l'époque. C'était dans l'esprit "rive gauche", celui des cabarets. Rien qu'au Collectif Chanson 76, nous étions deux duos avec les Dégremont. Et puis, il y avait Font et Val qui avaient pas mal de succès. Mais pour moi, et je suis bien conscient que nous en étions très loin, c'est au groupe chilien Quilapayun que je pensais toujours en créant mes secondes voix.
NB - Entre la rencontre de 70 et le début du duo (74), quand a-t-il commencé à te montrer ses textes ? Lesquels, dans ces premiers échanges, te semblaient sortir particulièrement du lot ? Est-ce que tu sentais déjà un futur grand auteur derrière ces premiers essais ?
FP - Je crois qu'il m'a montré des textes dès que nous nous sommes revus à Rouen, après le premier camp d'ados. Peut-être est-ce lui qui m'a influencé puisque mon premier texte ne date "que" de 1971 ? Je n'en suis pas conscient. En tout cas, je me souviens de l'impression incroyable que les deux premiers textes qu'il m'a montrés m'ont faite. C'était tellement sérieux, abouti ! Je l'avais soupçonné de me "bourrer le mou" et de les avoir piqué dans un bouquin ! Je suis certain d'avoir encore ces deux textes quelque part chez moi, mais malgré mes recherches, notamment pour l'écriture du "Cri violet", je n'ai pas encore réussi à mettre la main dessus.
L'un s'appelait "Oceano vox" et était comme de bien entendu d'inspiration Hugolienne. Je me souviens des premiers vers du second, que j'ai essayé sans succès de mettre en musique lorsque nous avons commencé à chanter ensemble :
"Marie la folle aux cheveux rouges /
Se plante à la dune et ne bouge /
Que pour saluer les bateaux..."
Je souris désormais toujours lorsque j'évoque ces vers, parce que Jean-Pierre Lesigne, un autre ami chanteur dont je sais par l'un et par l'autre qu'ils ne se sont jamais rencontrés, avait écrit pratiquement à la même époque :
"Mais pourquoi donc Marie la folle /
En bigouden et en sabots /
Pourquoi t'en vas-tu jusqu'au môle /
Lorsque l'on signale un bateau..."
NB - Tu as écrit toi-même pas mal de chansons, qui voisinaient avec les siennes dans votre répertoire. Etait-il critique vis-à-vis de tes textes ? Pouvais-tu, toi-même, te montrer critique envers les siens ? L’as-tu déjà vu travailler – retravailler – devant toi ? Qu’est-ce que cette émulation vous a respectivement apporté, en matière d’écriture ?
FP - C'est difficile à dire. Nous parlions beaucoup entre nous et échangions beaucoup plus de textes que nous n'en avons chantés. Nous échangions aussi beaucoup SUR nos textes, mais si critique il y avait, pour l'un comme pour l'autre, ce n'était pas au sens de "je décortique" mais juste donner son avis "j'aime parce que, je n'aime pas parce que". Et en ce qui me concerne avec le petit plus : "j'ai envie de mettre celui-là en musique". Il nous arrivait souvent d’écrire côte à côte, mais sans nous montrer le travail avant qu’il soit terminé. Parfois, il dessinait pendant que j'écrivais, ou je jouais de la guitare pendant qu'il écrivait, ou dessinait. En fait, nous savions aussi être très studieux, entre deux conneries... Il me reste le texte d'une de mes chansons de l'époque, "Les Rimailleurs" qui ne me satisfaisait pas vraiment, et que nous avons entièrement réécrit à deux plumes pour qu'elle intègre le répertoire du nouveau duo que je créais alors avec Robert Labaye, du fait de notre séparation.
NB - Comment définirais-tu les premières chansons d’Allain Leprest, celles qui figuraient au programme de votre spectacle "Chansons du temps qu’il fait" et / ou dans le répertoire de 80/81, que tu as reprises sur disque ? Qu’est-ce qui les différenciait de celles qui allaient faire, sinon sa gloire, du moins ça réputation ? Qu’est-ce qui leur manquait, qui justifierait qu’il ne les ait jamais reprises lui-même ? A contrario : quelles étaient leur qualités, selon toi ? Je suppose qu’on ne reprend pas de vieilles chansons – même si c’est du Leprest – sans avoir de la tendresse pour elles, et leur trouver du charme.
FP - L'écriture d'Allain était à cette époque souvent assez abstraite et difficile d'accès, alors que son dessin était très réaliste et de compréhension immédiate. C'est amusant de constater l'inversion qui s'est faite par la suite de ses deux talents.
Bourrées de références historiques ou littéraires que le public ne possédait pas forcément, ses chansons pouvaient effectuer des rapprochements analytiques qui perdaient l'auditeur : Neruda, Hugo, Falloux et Soljenitsyne dans "Monsieur Victor", ou Grenade, Madrid, Singapour, San Francisco et Ravensbrück dans "Chanson du temps qu'il fait".
Allain a, par la suite, "calmé le jeu" sur ces références, et a surtout, d'après moi, énormément travaillé à la fois le gommage et la fluidité. Ne pas tirer à la ligne, ne dire que l'essence, mais que tout soit compréhensible par tous dès la première écoute.
Pourtant "déjà Napoléon perçait sous Bonaparte" (rire), et il y avait déjà dans ces chansons tout ce qui, d'Allain, allait faire Leprest. Les sujets sociaux ("Sarah", "Papa", "Le Vieil homme", "Les Braves gens"), les personnages référents ("Gerard Philipe", "Monsieur Victor"), les contraintes ("A bloc" avec ses rimes en oque-ock-oc), et ce que j'appelle les logorrhées verbales – je pense à "La Colère" – ("Tu es l'enfant", "Madola").
NB - Leprest, dans le livre de Marc Legras, est assez critique envers les chansons réunies dans Chansons du temps qu’il fait. Est-ce que tu comprends sa sévérité ? Est-ce que l’on peut avoir à la fois un regard exigeant sur sa propre musique, et accepter de rechanter des textes dont on sent qu’ils révèlent un auteur encore vert, pas encore tout à fait mûr ?
FP - Je n'ai pas recherché le passage auquel tu fais allusion mais je me souviens qu'effectivement, il devait avoir une petite moue désabusée en les évoquant. Je ne partage pas entièrement ce désamour, mais je le comprends. Stakhanoviste de l'écriture comme l'était Allain, qui a sans doute écrit plus d'un millier de textes, qui a animé des ateliers d'écriture d'où sont probablement sorties quantité de choses passionnantes, qui a côtoyé les meilleures plumes de la chanson du 20ème siècle, je comprends qu'il n'ait pas eu trop de goût pour ses premiers élans littéraires. Je ne suis pas dans la même position, ni artistiquement, ni professionnellement.
J'ai pris un plaisir immense à faire Chansons du temps qu'il fait, tant le CD que le spectacle, mais je l'ai fait plus pour les autres, les fans de Leprest, que pour moi-même, et je sais que les chansons sont inégales. Le texte du "Vieil homme" est assez redondant mais j'adore ma petite ritournelle qui est réellement ma "musique dans la tête" depuis l'enfance. On m'a reproché une certaine insuffisance de la musique de "Papa". "Thibault" est carrément mélo. Mais c'était un ensemble et je voulais tout mettre. J'ai composé pour Allain une bonne vingtaine de titres, et s'il n'y en a que 15 sur le CD, c'est que je n'ai pas retrouvé les autres ! Soit je n'avais plus rien ("Attila"), soit je ne me souvenais plus de la musique. Par contre, dans mon propre tour de chant, je ne continue de chanter que "A tu à toi", "Tu es l'enfant" et "Mec" par lequel je termine tous mes récitals. J'ai aussi chanté longtemps "Les braves gens" et "Thibault", mais je les ai abandonnés depuis quelques années.
NB - Au-delà de "Mec", quelles autres chansons te paraissent sortir du lot, parmi ces premières œuvres ? Si tu devais n’en conseiller qu’une aux aficionados qui ne les ont pas encore écoutées, laquelle pourrait être le "sésame" vers cet autre Leprest, qui reste méconnu ? Par ailleurs, tu as enregistré deux fois "A tu A toi" : pourquoi celle-ci, et pas une autre ?
FP - C'est vraiment difficile comme question ! A titre de comparaison, j'ai toujours refusé d'intervenir sur scène pour moins de trois chansons. Une chanson, c'est un petit univers à elle toute seule, mais j'ai toujours l'impression qu'il faut plusieurs univers pour que se crée un équilibre. C'est un truc des Jésuites, ça. Deux éléments, et l'argumentaire est faible, et avec quatre, il y a redondance. Mais bon, "Tu es l'enfant" est une bonne introduction. Texte fort, scandé sur une presque-absence de mélodie, flot à faire pâlir un rappeur (je rigole). C'est aussi une chanson qui n'est pas datée. Ou alors "L'Automne te va bien". Une chanson d'amour. Putain que c'est bien écrit ! Et les gens aiment les chansons d'amour, même tristes, surtout tristes. "Il pleut des cordes et je me pends...". Et "Mec" bien sûr, cette façon de t'emporter avec lui, de faire croire que cette chanson ne te parle qu'à toi !
Pour "A tu à toi", c'est un peu un hasard si je l'ai enregistrée deux fois. J'ai dit plus haut que je la chantais régulièrement depuis mon retour à la chanson en 98 (du 20ème siècle), et quand j'ai fait mon premier album Acouphènes et percnoptères, j'ai utilisé pas mal de machines, de l'informatique musicale. Un petit boîtier d'arrangement qui m'a beaucoup servi proposait cette solution piano / contrebasse qui semblait bien marcher avec "A tu à toi", alors je l'ai un peu étoffée et mise sur le CD. Lorsque j'ai fait par la suite Chansons du temps qu'il fait, il n'était pas question qu'elle passe à la trappe pour autant.
NB - Tu déplores que les amateurs de Leprest ne s’intéressent guère à ses chansons si elles ne sont pas interprétées par lui. Cela rejoint assez mon point de vue, qui est de dire que l’aspect "fan" et ses dérives (idolâtrie, fétichisation), qui se trouve en rock ou en pop, existe aussi – malheureusement – dans cette chanson à texte qui est pourtant censée drainer un public plus intelligent. Est-ce que la sortie de ton livre a changé quelque chose ? T’a-t-il attiré de nouveaux auditeurs ? Il existe des pages internet sur Leprest, qui recensent ses interprètes et font circuler pas mal de chansons rares. Est-ce que ça a fait évoluer ta position sur ce sujet ?
FP - Rien, que dalle, nada, nib... Mon bouquin a rencontré une partie (petite) du public d'Allain et tous les retours que j'en ai eu vont dans le sens déjà écrit par Marc Legras et toi : un remerciement d'avoir fait profiter au lecteur d'une époque méconnue d'Allain, et de l'avoir fait comme je l'ai fait. Mais la "Leprestosphère" m'ignore, ou plutôt feint de m'ignorer, parce qu'ils savent pertinemment que j'existe. Les manifestations autour de l’œuvre d'Allain ne seront jamais pour moi ! J'ai envie de dire : "J'ai chanté pendant pratiquement 40 ans sans ces gens-là, alors si par bonheur il me reste une dizaine d'années à pouvoir chanter (rappel : j'en ai presque 60), je devrais bien y arriver sans eux !".
NB - Tu n’as pas de rapports avec la "famille Leprest" au sens large, artistique ?
FP - Aucun. Il m'arrive de croiser des gens qui se réclament de cette "famille", mais je ne pense pas en faire partie, alors je passe mon chemin poliment. J'ai tout de même une grande affection pour Nathalie Miravette, rencontrée plusieurs fois avec Leprest ou Joyet. Merveilleuse pianiste, pleine d'humour, très à l'écoute. Charmante...
NB - Dans nos discussions, Didier Dégremont déplorait que Leprest n’ait pas été sensible à tout un pan de la musique – en gros, l’influence américaine, et en particulier le courant folk-rock, qui semblait à l’époque plus moderne que la chanson "traditionnelle" et moins réactionnaire que le rock. Quelle est ta position sur ce sujet ? Etiez-vous sensibles aux remous de l’actualité musicale alentour ? Parvenais-tu à échanger avec lui sur le rock, le folk, le jazz ? Ou restiez-vous d’une certaine manière "puristes" ? (Dans la continuité de la question : a-t-il accepté facilement, plus tard, à l’époque du groupe, vos improvisation versant vers le free-jazz ?)
FP - C'était un sujet de moquerie entre nous. Quand je voulais l'agacer, je le menaçais de mettre un disque de Grateful Dead ou de Jefferson Airplane. Mais je lui ai fait écouter des choses, Zappa notamment, et je crois bien que c'est de voir Etienne (Goupil) commencer à s'y intéresser (je lui mettais Zappa au casque pendant qu'avec Allain et d'autres, nous continuions nos soirées. Trop classique-classique à l'époque, il n'était pas facile pour Etienne de l'admettre, mais il était fasciné) qui lui a fait daigner tendre l'oreille. Mais bon, ce n'était évidemment pas sa tasse de thé.
Son écoute s'est diversifiée par la suite : dans les années 2000 à Barjac, je me souviens d'un jour où nous avions échangé un bon moment au sujet du rap, que ses enfants et leurs copains lui avaient fait connaître. Et en tant que chanteur et homme de scène, Allain était quand même très ouvert à l'expérimentation. Certaines de mes rythmiques étaient quand même assez rock, bien que jouées sur des guitares acoustiques, j'employais des pickings issus du folk, j'utilisais des pédales d'expression pour la guitare (phasing, flanger), nous avions sur quelques titres des entrecroisements de textes d'une approche assez théâtrale, il avait convié Michel Dalmaso et ses instruments bizarres à rejoindre le groupe... Et même, juste avant "le groupe", il chantait a-capella accompagné par Stéphane Rio au saxo.