NB - Est-ce que votre duo, qui a duré de 74 à 76, a fini de façon "naturelle" (conscience d’en avoir fait le tour), ou y a-t-il un événement (dissension, envie de travailler avec d’autres) qui en a précipité la fin ? En avez-vous éprouvé une quelconque amertume ? Qu’est-ce que ton duo suivant, avec Robert Labaye, t’a apporté qui te manquait avec Allain ?
 
FP - Je crois qu'on en avait juste marre. Peut-être qu'on avait fait le tour de ce qu'on savait faire à ce moment-là, peut-être qu'on avait trop vécu l'un sur l'autre les derniers temps. J'étais aussi (et je le suis toujours) un peu psychorigide, et ses retards incessants ou ses approximations ne me faisaient peut-être plus rigoler. Ou alors c'est lui qui ne supportait plus mes remarques. Je n'en sais plus rien, mais ça devait ressembler à l'un de ces trucs-là, ou le tout réuni. De l'amertume, c'est probable. Mais sortie la tête haute, avec dignité ! Un copain a retrouvé il y a quelque temps un reportage de la télé régionale de 1976, qui présentait la soirée à Morville-le-Héron (76) où nous avons chanté pour la première fois séparés, mais au même programme puisque c'est le duo qui avait été embauché. La télé voulait un extrait de chanson. Ça ne nous avait pas posé de problème de chanter en duo pour qu'aucun des deux ne soit lésé.
La formule du duo continuait de m'intéresser. Alors comme je jouais au théâtre avec Robert Labaye, et qu'il aimait chanter, je lui ai proposé. Nous avons travaillé deux ans ensemble. Il avait une voix magnifique, claire et bien timbrée. Et il chantait juste. J'avais pu avec lui faire des assemblages vocaux où je m'amusais davantage qu'en étant toujours la deuxième voix d'Allain. Par contre, plus classique dans sa tête, autant pour les textes que pour les musiques, il n'aurait jamais accepté les expérimentations comme Allain.
 
NB - Entre 76 et le retour en groupe en 80-81, as-tu eu quelquefois l’occasion d’accompagner Allain ? Etiez-vous encore en contact musicalement ? Te montrait-il, dans ces quelques années sans jouer ensemble, de nouveaux textes, que tu aurais mis en musique dans l’intervalle ?
 
FP - L'accompagner, non. Mais nous nous rencontrions toujours, bien que de façon un peu épisodique, Service Militaire oblige ! Et nous continuions d'échanger : c'est pendant cette période que j'ai composé "Les Petites" (cf. mon opus) et "Le Vieil homme", par exemple, pour mon propre récital, et qu'Allain n'a jamais chantées lui-même.
 
NB - Comment est venue l’idée de ce groupe, tendance chanson-rock aux accents un peu "free", qui l’a accompagné en 80-81 ? Avez-vous composé les nouvelles chansons (dont le fameux "Mec") spécialement pour cette formule, ou datent-elles des années précédentes ?
 
FP - La seule chose qui a été en quelque sorte préméditée, c'est le "groupe" en lui-même, pas ce que la musique allait y devenir. Allain chantait a-capella accompagné par Stéphane aux saxes depuis quelques temps, et quand j'ai terminé mon Service Militaire, il m'a demandé de venir avec mes guitares. Manu commençait à composer des chouettes mélodies pour Allain, et avait plus cette sensibilité que celle de la rythmique. Il nous a rejoints pour être un peu le contrepoint des saxes et je me suis cantonné à la rythmique ("la guitare à deux bras" disait Allain) et l'arpège. Il nous laissait libre de l'orchestration, laquelle, naissant toujours d'improvisations, partait assez souvent dans tous les sens.
"Mec" est née à la fin de cette période, peu de temps avant son départ pour Paris, alors que le groupe était très rôdé. C'était une plage de calme et d'émotion. Je n'en ai pas d'enregistrements de l'époque, mais je ne crois pas qu'elle était trop "folle".
 
NB - Sentais-tu, dans ces nouvelles chansons, qu’il commençait à dépasser les textes de sa "genèse" (ou de sa préhistoire, comme tu dis parfois) ? Y a-t-il eu un moment, en lisant "Mec", "La Kermesse" ou "Rouen", où tu t’es dit : "ça y est, il s’est trouvé" ?
 
FP - A aucun moment. Chaque texte qu'il proposait me paraissait plus beau que le précédent, mais c'était une continuité. Je crois que c'est l'éloignement, la rupture de temps et d'espace, qui nous a séparés, qui m'a fait comprendre la différence entre "avant" et "après". Le premier disque, avec un Allain en costard et cravate, son nom en gros devant, le mien en petit derrière, et avec plein de nouvelles chansons que je n'avais pas vu venir : "Edith", "Goodbye Gagarine", "Bilou"...
 
NB - Avec le recul, regrettes-tu de ne pas l’avoir suivi pour tenter dans le "mirage parisien" ?
 
FP - Certainement pas. Certes Allain était tenace, mais je maintiens que Paris est un mirage. Ça ne retire rien à son talent, mais il a eu aussi beaucoup de chance. Paris est remplie d'artistes qui crèvent la faim malgré des petits engagements de loin en loin. La plupart des cabarets te font travailler au chapeau, peu font les déclarations sociales et la Sacem. A côté de ça, les loyers sont hors de prix. La tentation de claquer ton maigre pécule est à tous les coins de rue. Je connais 10 fois plus d'artistes qui survivent et arrivent à moyenner en Province qu'à Paris. D'autant que ça ne les empêche pas d'y travailler occasionnellement. Et après, ils rentrent tranquillement dans le Sud-Ouest, le Languedoc ou l'Ardèche composer sous un figuier avec un bon pastis bien frais, inspirés par le chant des cigales. Tu crois que je rigole ?
 
NB - Tu as quitté la musique au moment où Leprest entamait sa "carrière", au milieu des années 80. Est-ce que l’on peut s’accommoder d’un "véritable" métier, quand on a vécu ce rêve-là ? As-tu rongé ton frein un moment, ou est-ce que ce changement de vie t’a fait du bien ?
 
FP - Mon humeur à ce sujet dépend des jours. Mon boulot est alimentaire, mais son rythme est régulier et m'a permis d'être régulièrement sur scène. Lorsque je chantais avec J. Pallies et C. Veyrat notre spectacle Ferrat "Un amour cerise" (nous l'avons tourné pendant 7 ans sur une dizaine de régions, y compris la région parisienne), il m'est arrivé d'avoir devant moi jusqu'à 800 personnes qui ne voulaient plus nous laisser partir. C'est sûr que le lundi matin, le bureau paraissait morose. Mais d'un autre côté, les copains intermittents sont pratiquement tous obligés de faire, eux aussi, des choix alimentaires : chanter Brassens, Brel, Ferrat, Ferré, Barbara, Leclerc (et maintenant ça commence avec Leprest), c'est certes le même métier, mais je leur dis souvent que moi, je chante mes propres chansons aussi souvent qu'eux.
 
NB - Tu écris que le déclic pour rechanter, après 10-12 ans d’absence, a été de voir JeHaN sur scène à Barjac, au même programme qu’Allain. Pendant tout ce temps, avais-tu aussi tiré un trait sur l’écriture et la composition ? Sur le travail d’un instrument ? Comment tout cela se remet-il en place ? Et pourquoi changer de nom à ce moment précis ?
 
FP - J'avais vraiment laissé tomber. J'avais retenté deux ou trois fois de me re-confronter au public avec mes chansons, mais sans doute avec trop peu de conviction. Et effectivement, je n'écrivais plus. Par contre au mitan de cet arrêt, j'avais été sollicité par un copain pour intégrer un petit orchestre rétro : "Cadence". Quatre potes assez atypiques chacun dans leur style musical : le saxo / clarinette issu du jazz, un accordéoniste et clavier 100% musette, un jeune batteur qui aimait tout, et moi guitare / basse / clarinette et chant venu de la chanson "à texte". On s'est amusés pendant 6 ou 7 ans (une belle longévité pour un groupe amateur) et nous avons écumé très régulièrement les places des villages des Cévennes et jusqu'à Montpellier.
Dans le répertoire, il y avait des choses qui m'ont donné plus d'émotion que d'autres : je ne pouvais pas chanter "Syracuse" de la même façon que "Ba moin en ti bo". Et la scène, cette putain de scène, c'est une drogue quand on l'a côtoyée ! C'est ça qui m'a redonné envie de repiquer, et l'accordéoniste, Bernard Toty, m'y a aidé en acceptant de jouer un peu avec moi. Nous avons monté un petit duo ensemble "Musette's wing", où alternaient ses parties instrumentales ("Balajo", "Papillons noirs", "Gitan Swing", etc.) pour lesquelles je faisais la pompe, et des parties chantées ("Flambée montalbanaise", "Syracuse", "C'est si bon") au milieu desquelles je commençais à reprendre des chansons de mon propre ancien répertoire. Et puis en 1996, j'ai rencontré Jean-Pierre Lesigne qui m'a proposé de "faire" le premier Festival du Bout du Monde (il n'y en a pas eu deux), au sud de l'Aveyron, un vrai festival de chanson, le seul que j'aie jamais fait. J'ai demandé à Bernard s'il me suivait, et nous avons monté ensemble 1h30 de mes chansons et de quelques reprises par facilité puisqu'on en jouait déjà certaines, "Syracuse" entre autres.
Je me suis retrouvé pour la première fois depuis des années avec mon nom (mon vrai nom), dans les journaux. Mais je n'étais pas encore prêt, et il fallait que ça mûrisse. Quand j'ai vu JeHaN, et que j'ai voulu "refaire ça", j'ai eu un cas de conscience par rapport à mon boulot. La clientèle avec laquelle je travaille est totalement étrangère au monde artistique et j'ai pensé que je ne pouvais pas étaler le nom de leur comptable (ben oui...) dans les journaux sans les gêner, voire pire. Alors j'ai repris le jeu de mots qui me servait déjà dans le journal du lycée : Plaque-vent / Heurte-bise. Et comme ma mère m'avait toujours dit m'avoir appelé Fabrice à cause de Fabrice Del Dongo dans la "Chartreuse de Parme", j'ai choisi de rester un héros stendhalien pour ma maman en prenant le prénom de Julien Sorel dans "Le Rouge et le noir".
 
NB - Ton livre regorge de souvenirs très précis : les anecdotes sont ancrées dans une réalité tangible, même si on n’est pas forcément familier avec cette époque ou ce milieu : ça donne quelque chose d’extrêmement vivant. Etais-tu du genre à tenir un journal intime ? A tout noter, tout archiver ? Quel est le ratio entre le texte que tu as écrit au départ et celui qui a finalement été publié ? As-tu beaucoup laissé de côté ?
 
FP - Vivant ? Je te remercie du compliment, parce que pour moi c'en est un. Ce bouquin, je l'ai voulu comme on raconte à des copains autour de la table. Peut-être un peu avec le même ton que je réponds en ce moment à tes questions. Mais ce n'est pas une écriture habituelle pour moi. Lorsque j'écris des textes de chansons, je me sais beaucoup plus, comment dire, "ampoulé". Je suis toujours à la recherche du seul mot "juste" et j'essaie d'être extrêmement concis.
Pour ces souvenirs, je me suis bien sûr servi de mes… "souvenirs". Pas de notes, pas de journal intime. Mais comme tu le subodores, pas mal d'archives, articles de presse, photos, enregistrements au coin de la table ou pris sur scène directement en sortie de sono. Au fur et à mesure de mes remembrances, je notais un mot-clé en marge. En respectant l'ordre alphabétique pour le retrouver ensuite facilement. Quand j'avais le temps, je développais un ou deux points. Et en fait, j'ai gardé la forme telle quelle. J'aurais pu écrire un pavé de plusieurs centaines de pages, en développant le côté romancé ; j'ai préféré ce petit ouvrage, certes succinct, mais qui me semblait retracer l'essence de notre histoire. Et puis chez moi, j'ai peu le temps ni le courage de lire beaucoup, alors j'ai pris l'habitude de lire surtout de la poésie. Tu as quelques minutes, tu peux lire un poème qui va te suivre toute la journée. Et bien qu'on soit loin de la poésie, il m'a semblé que cette forme pouvait provoquer un peu le même effet. Il y a tant de "petits" lecteurs comme moi !
 
NB - As-tu une écriture aisée ou laborieuse ? Quelle a été la part d’intervention de l’éditeur ? Est-ce que Marc Legras t’a donné des conseils ?
 
FP - J'écris mes chansons de façon très laborieuse. Cette recherche du mot "juste" dont je parlais plus haut. Enfin "juste", à mes yeux bien sûr ! Pour cet ouvrage, l'écriture était beaucoup plus fluide et facile. Ne cherchant pas d'effet particulier, j'ai laissé le clavier courir (c'est bizarre ça ! Laisser courir sa plume, c'est logique, mais qu'est-ce qu'on doit dire pour un clavier ?). Nous avons un peu échangé avec Marc Legras, qui avait souhaité connaître mon expérience en reprenant son travail sur Allain. Je lui avais exprimé mon projet de coucher sur le papier mes souvenirs et il a été déterminant dans le fait que j'aille jusqu'au bout, jusqu'à l'édition. Je lui avais timidement envoyé un premier jet, environ 60 à 70% du résultat final, et il avait persisté dans ses encouragements. Il m'avait même donné quelques adresses d'éditeurs susceptibles d'être intéressés, mais imaginant quand même un tirage assez confidentiel, j'étais prêt à l'éditer à compte d'auteur. Il y a plein d'offres sur le net maintenant, c'est devenu facile. Et puis un jour, en discutant avec le peintre (et ancien chanteur des cabarets parisiens) Christian Stalla que je rencontrais assez souvent dans des soirées chanson, il me dit :" Pourquoi tu ne le fais pas chez moi ?". Surprise ! Il est directeur de publication de la collection "Cabarets" chez l'Harmattan, ce que je ne savais pas. Je lui ai soumis le "Cri", et voilà.
 
NB - Qui était Marie Lemarchand, dont les photographies (1976) illustrent ton livre ?
 
FP - Marie était une amie, fille de profs et grande amatrice de chanson. Elle m'a par exemple fait découvrir Rezvani et Jean Arnulf, autres grands oubliés. Passionnée de photo, elle avait du bon matériel et aimait s'en servir. Elle venait souvent à nos concerts, voire à nos répétitions.
 
NB - La connexion entre toi et les Dégremont s’est-elle effectuée via le Collectif-Chanson 76, ou les connaissais-tu auparavant ? Quelle a été la nature de vos rapports, tant sur le plan personnel que musical ? As-tu participé à leur atelier, au théâtre Maxime Gorki ? Etais-tu sensible au fait que Leprest se mette à écrire avec d’autres ?
 
FP - J'ai effectivement connu les Dégremont par Emmanuel Dilhac et le Collectif-Chanson 76. Je chantais déjà en duo avec Robert Labaye, et on commençait à parler dans la région de ce jeune couple qui, ayant eu un article sur un concert pour la J.O.C. (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), nous avait fait penser qu'ils étaient cathos-cathos, ce qui ne devait pas déplaire à Dilhac. Nous sommes vite devenus amis, et bien au-delà de la chanson. Annie était d'ailleurs une de mes témoins à mon premier mariage. Et nous avons écumé pas mal de scènes normandes au même programme, en co-plateau. Mais je n'ai pas pu participer à leur atelier-chanson : j'étais au Service Militaire quand Robert Labaye l'a installé dans l'Unité-Chanson que lui et moi avions créée l'année précédente à Gorki. Ça, ça m'avait rendu jaloux. Pas le fait qu'Allain et Didier travaillent l'écriture ensemble. D'ailleurs, j'adorais les musiques de Didier, et pour pouvoir accompagner Allain sur des chansons comme "Rouen" (version originelle Dégremont), il me fallait quelquefois le rencontrer afin de repiquer ses arpèges et accords. Guitariste très fin, l'écouter sur cassette ne me suffisait pas toujours.
 
NB - Allain Leprest et Didier Dégremont se sont amusés à composer ce qu'ils nommaient des "chansons connes", pour parodier les airs de variétés. Est-ce qu'il vous est aussi arrivé d'écrire / composer dans le simple but de rigoler / déconner ? Si oui, quel a été le résultat ?
 
FP - Malgré tout ce que j'ai pu écrire sur nos déconnantes et nos fous rires, je n'ai pas participé à ce genre d'expérience. C'est déjà presque de l'atelier d'écriture, non ? Moi j'écrivais plutôt de façon solitaire et je me rends bien compte que j'étais peut-être un peu psycho-rigide sur ce sujet. Je dois avoir toujours accordé trop de sérieux à l'écriture, et c'est sans doute la raison pour laquelle mes rares tentatives de chansons "humoristiques" sont plutôt ratées.
 
NB - A propos de chanson humoristique : il y en avait une à votre répertoire, "Histoire d’éléphants", paroles et musique Leprest. Outre le côté fable animalière cocasse – une rareté chez Allain – vous y introduisiez à l’occasion des imitations de vedettes (sur les versions que j’ai : Montand, Trénet, Aznavour, Tino Rossi). Est-ce que les imitations étaient systématiques ? A la réécoute, on te sent un peu plus discret, quand il s’agit d’imiter derrière lui : est-ce que ça te gênait ?
 
FP - En concert, Allain ne faisait pas les imitations, sauf très occasionnellement quand il y avait un public "de copains". C'est sûr que ça faisait marrer ! Mais c'était plus compliqué pour la cohésion du duo, à cause des cassures de rythme dues aux différents phrasés des artistes imités (Montand notamment). Alors pour moi, ce n'était pas de la gêne, c'était l'impossibilité de caler mon chant avec le sien.
 
NB - Beaucoup de chansons des premiers disques d’Allain existaient déjà en version rouennaise, mais dotées d’une autre musique. Il me semble que "Mec" et "Martainville" sont les deux seules ayant échappé à la "refonte". Comment expliques-tu cela ? Est-ce à dire qu’elles étaient mieux composées que les autres ?
 
FP - Je pense qu'Allain avait beaucoup de respect pour les gens qui ont composé pour lui. "Martainville" et "Mec" sont avant tout des musiques respectivement d'Etienne Goupil et de moi. Et à une exception en ce qui me concerne (mais par oubli), il n'a pas redonné à d'autres les chansons que j'avais mises en musique. Celles d'Etienne non plus. Pour celles de Manu Gipouloux, je pense que c'est ce dernier lui-même qui a dit à Allain de les refaire. Manu ne se sentait pas compositeur, et n'était jamais satisfait de ses créations dans ce domaine. Celles de Didier, je ne sais pas.
 
NB - Dans ton livre, tu es sévère envers certains compositeurs qui ont, à son arrivée à Paris, "rhabillé" autrement des chansons qui existaient déjà à Rouen. Peut-on être objectif sur cette question-là ? Est-ce que l’oreille n’est pas obligatoirement habituée à la première musique qu’elle entend sur un texte ? Est-ce qu’il y a quand même des recompositions qui trouvent grâce à tes yeux ?
 
FP - C'est évident que l'habitude d'une chanson fait qu'on a du mal à entendre une nouvelle version. Quelquefois même juste un changement d'interprète. On compare, on soupèse, et, au moins dans un premier temps, la balance va toujours dans le sens du passé et de ce qui nous y rattache. Et même si j'adorais les musiques de Manu, j'ai fini par m'habituer à "La Kermesse" ou "Le Chagrin" dans leurs nouveaux habits. "Rimbaud" un peu moins. Mais je n'ai à mon souvenir été dur qu'avec une, et je le maintiens : "Rouen", déshabillée de toute mélodie et émotion par Kent, m'est toujours inécoutable.
 
NB - D’un accompagnement quasi-intégralement guitaristique dans les années 70, Leprest est passé dans les années 80 à une orchestration essentiellement pianistique (piano du pauvre inclus), avec notamment la présence déterminante de Romain Didier sur une bonne partie de sa production. Comment analyses-tu ce changement, en tant que musicien ? Quelles sont les chansons – les albums – de sa période parisienne qui te plaisent le plus ? Le moins ? Pour quelles raisons ?
 
FP - J'ai beau être guitariste, il est évident que le piano est le meilleur compagnon de la chanson d'auteurs, avec l'accordéon. Pour Allain, c'était une aubaine de rencontrer Romain Didier, excellent pianiste, compositeur, arrangeur, et de plus "client" des textes d'Allain pour son propre répertoire. Allain, devant le piano, a développé sa personnalité scénique et émotionnelle sans doute davantage qu'avec nos guitares. Et Romain lui a tissé des chansons sur mesure, plus mélodiques que ce que nous pouvions lui offrir à l'époque (à part Etienne).
Le piano au centre de la construction d’une chanson est le meilleur pari quand on le peut. Et malgré toute l'affection que j'ai pour les chansons d'Allain, je ne raffole pas de ses disques, beaucoup trop orchestrés à mon goût. Ils ne laissent pas assez la place au texte et à cet immense pouvoir d'émotion qui caractérisait l'interprète Leprest. "Voce a mano", le Galliano / Leprest, était pour ça prometteur, mais je le trouve mal enregistré et mal mixé. Sur certaines chansons, c'est presque un document amateur. Du coup, mes deux albums préférés, et sans doute les seuls que j'écoute (enfin, que j'écoutais, parce que j'ai encore beaucoup de mal à réentendre la voix d'Allain depuis sa mort), sont : "Il pleut sur la mer" et "Je viens vous voir", enregistrés en concert.
 
NB - Est-ce que, parmi les albums studio, tu fais un sort particulier à "Parol' de manchot" ? Même si esthétiquement ça n'a pas grand-chose à voir, il y a quand même un retour au duo, un retour à des orchestrations plus guitares, qui auraient pu éventuellement te plaire - en rappelant (dans l'esprit du moins) votre collaboration.
 
FP - J'ai une certaine affection pour cet album, mais il ne vient pas à l'esprit lorsqu'on parle de la discographie de Leprest. C'est pour moi avant tout, malgré la présence d'Allain, un album de François Lemonnier. Mais les musiques sont intéressantes, le choix instrumental et les voix de François et d'Allain très naturels. J'ai presqu'envie de dire que c'est un album "bio".
Tu fais un rapprochement avec le duo qu'Allain et moi formions. J'y avais pensé dès la première écoute. Et comme "Chanson du temps qu'il fait" avait été enregistré peu de temps avant (un an, je crois ?), je m'étais mis des gifles de n'avoir pas tenté un petit forcing pour avoir Allain sur quelques titres, d'autant qu'il les avait déjà presque tous chantés.
 
NB - Peux-tu me parler de ce personnage assez mystérieux de la galaxie Leprest : Manuel Gipouloux ? Quel a été son apport au sein du groupe que vous formiez, au début des années 80 ? Etiez-vous du genre à beaucoup répéter auparavant (avec Leprest, la légende dit que c’était difficile), ou à privilégier la spontanéité, dans un esprit d’improvisation ? Comment le public recevait-il vos prestations ? Comment organisiez-vous le jeu à deux guitares ?
 
FP - Difficile de définir Manu. Il était timide, secret, "taiseux". Et capable d'élans colériques bourrus qui nous empêchaient de le "titiller". De première vocation photographe, il avait aussi un réel toucher créatif de la guitare, sans vraiment en posséder les bases habituelles. Les musiques qu'il avait apportées étaient plus instinctives qu'écrites, mais tellement sensibles !
Nous essayions de répéter une fois par semaine. Mais les répétitions étaient des fois un peu inattentives de la part d'Allain, voire carrément dissipées. Quand nous étions sérieux, les nouvelles chansons étaient proposées guitare rythmique / voix par Manu ou moi (quelquefois après les avoir travaillées auprès de leur propre compositeur  ("Rouen" ou "T'as l'air perdu" de Didier Dégremont, "Chanson noire", "Blouse", etc. d'Etienne Goupil), beaucoup plus rarement par Allain lui-même. Et les "autres" commençaient à tisser en impro un environnement musical plus qu'une véritable orchestration, les meilleures idées se fixant avec le temps et les répétitions. Comme je l'ai dit plus haut, j'assurais pratiquement toujours la partie rythmique / harmonique (la "guitare à deux bras"), et Manu posait des notes, limpides, claires, intelligentes. Stéphane, avec l’assurance de ses bases 100% classiques, prenait de vrais solos et contre-chants au saxophone.
Le public (je devrais dire "les" publics) étai(en)t très divers. Lorsque nous jouions sur une scène officielle, théâtre ou centre culturel qui intégrait Leprest dans sa programmation, nous pouvions rencontrer de vrais succès, avec les gens debout en fin de récital. D'autant que ces concerts n'étant pas fréquents, tous les copains se déplaçaient. Bien évidemment, lorsque nous jouions dans une fête populaire, ou en première partie d'une vedette du "chaud-biz", c'était plus difficile. Et quand on se retrouvait dans un ciblage raté, comme j'en ai raconté un dans le "Cri", c'était carrément cocasse.
 
NB - Est-ce que vous modifiiez votre répertoire en fonction des lieux où vous vous produisiez ? Je suppose qu’un public de réunion PCF ne réagit pas de la même façon aux chansons "engagées" que le public d’une fête organisée par un comité d’entreprise, ou une kermesse. Aviez-vous tendance à adapter, en retirer certaines pour mettre en avant des choses plus légères ? Aviez-vous des reprises "bouée de sauvetage" à ajouter pour rallonger à votre tour de chant ?
 
FP - Aucun souvenir d'avoir "adapté" notre répertoire à un auditoire particulier. De toute façon, lorsqu'on rentre sur scène, la plupart du temps on n'a aucune idée du public qu'on va devoir séduire. Et puis, pour être franc mais sans forfanterie, nous avions une assez haute idée de notre "qualité". Plus modestement, nous avions vu assez de spectacles de chanson pour avoir conscience de notre originalité. Alors, ni Allain ni nous ne nous posions la question et nous imposions donc en toute confiance notre répertoire, sans concession et sans "bouée de sauvetage". Ça ne veut pas dire que nous avions raison à tout coup ! Quelques bides ont jalonné nos modestes carrières...
 
NB - L’une des chansons les plus célèbres – et les plus reprises – du répertoire écrit par Leprest pour d’autres interprètes, intitulée "Les P’tits enfants de verre", existait déjà à ton époque, sous le titre "Les Petites". Sans forcément dire du mal de la version composée par Gérard Pierron pour Francesca Solleville – que je trouve admirable – peux-tu me dire quelles étaient les différences de texte ? Je crois savoir que tu préfères – en toute modestie – ta version. Quel était son état d’esprit, sa forme musicale ?
 
FP - J'ai peu écouté "Les P'tits enfants de verre", mais le souvenir que j'en ai est celui d'une bonne chanson. Et j'ai énormément de respect pour Pierron que je regrette de n'avoir encore jamais rencontré (il n'est pas trop tard). Les différences dans le texte sont infimes : "Les p'tits enfants vieux" devenus "Les p'tits au sang bleu", un couplet rajouté à la fin, les quatre premiers vers (j'ai failli écrire "verres") repris sous forme de refrain. L'essentiel est resté pratiquement identique. J'avais posé sur ce texte une musique un peu swing, souriante et ironique. Il faut dire que dans la première version, il n'était pas encore question de "petits enfants morts", fussent-ils "d'amour".
 











 
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