Bernard Dimey (1931- 1981) est un poète, auteur de chansons et dialoguiste français. Il commence à faire de la radio, puis écrit dans la revue Esprit. Il s'intéresse à la peinture (il a peint sous le nom de Zelter). Il s'installe à Paris à 25 ans sur la Butte Montmartre.
Autoportrait
Il ne la quittera plus. Il y fréquente les bistrots ; il y en avait encore là-bas, pas trop envahis par les touristes. Il y rencontre « les poivrots, les putes, les truands, les artistes ». Et il commence à écrire ses poèmes, les déclamant dans ses repaires.
Il gravera également sa voix sur disque.
Je ressemble aux poissons : Dimey par Dimey
Les folles : Dimey par Dimey
PARCE QUE JE T’AIME… il faudra que tu viennes avec moi, sur des routes baignées de soleil et de lune, le jour après la nuit au long des chemins creux qui dessinent les nervures du monde à l’infini, Au petit jour, à la rosée, soleil tout blanc se hissant au zénith avant d’aller s’engloutir, disque de sang vif, dans les eaux calmes de la mer… Au hasard des carrefours et des places désertes, villages sans églises, maisons sans fenêtres, terrains vagues sans enfants, sans gendarmes ni voleurs. Par les sentiers de forêt, où nous débusquerons des biches effarées, par les rues sans pitié des cités de l’acier, de la fumée, des pylônes et du vacarme et par les pistes du désert. PARCE QUE JE T’AIME il faudra me suivre à travers le sable et les pierres, à travers la peur et la soif, et puis un jour je t’entraînerai dans les profondeurs de la mer et nous cheminerons côté à côte, à travers les jardins du corail… Les anémones aux doigts effilés et féroces s’agiteront fiévreusement au passage de notre amour et les monstres des prairies abyssales ouvriront leurs yeux multiples où fleurit le phosphore… La raie, aux ailes ralenties, nous précèdera à travers Les savanes d’algues bleues et violettes. Et nous marcherons côte à côte, environnés de poissons d’Apocalypse, aux nageoires griffues, aux yeux d’or vert, aux mâchoires de diamant. Nous irons, la main dans la main, par les sentiers inconnus perdus au fond de l’océan, sans troubler le sommeil des grands crustacés endormis depuis des millénaires. Nous irons à pas lents, marchant sur des éponges, à la découvertes d’épaves anciennes, crétoises ou phéniciennes, et je t’offrirai les bracelets d’or blanc grâce auxquels un marin mort depuis vingt siècles espérait se gagner les faveurs d’une courtisane romaine avant de disparaître une nuit dans la mer.
(illustration sonore Jean Musy) PARCE QUE JE T’AIME il faudra me suivre partout, je t’entraînerai à tous les pèlerinages et tous les sanctuaires nous ouvriront leurs portes. Nous irons prier ensemble, prosternés côté à côte, mêlés à des croyants de toutes les races, à des pénitents de toutes les couleurs, afin que tous les dieux possibles protègent notre amour et le prolongent… Au soleil tourbillonnant de la Mecque, je recueillerai pour toi la voix déchirée du muezzin, échappée de sa gorge comme une flamme tordue et que le vent brûlant, mêlé de sable, noue et tort et torsade autour des minarets de la ville sainte. Nous achèterons des moulins à prière dans une lamaserie sur la route et nous gravirons ensemble les pentes incroyables qui conduisent au toit du monde… Et tu me suivras au sommet du Mont Everest, car je veux m’approcher le plus près possible du ciel avec toi PARCE QUE JE T’AIME S’il le faut, nous passerons une nuit entière à méditer, dans un monastère enfumé, parmi les bonzes au masque de la plus pure sérénité dont le crâne rasé semble aussi parfait que les vieux galets façonnés par les océans depuis les premiers jours du monde… Nous écouterons parler le plus vieux d’entre eux, sans comprendre un seul mot, une seule syllabe, mais nous irons ensemble baiser le bas de sa robe et nous imprégner de son odeur de bouc PARCE QUE JE T’AIME nous irons plonger nos corps au même instant dans l’eau pourrie du Gange, à Bénarès Nous irons chercher la purification dans les remous de ce fleuve géant qui brasse ensemble l’excrément maudit de l’intouchable paria et les cendres inestimables du Mahatma défunt. PARCE QUE JE T’AIME il ne faut pas que tes yeux soient privés d’un seul émerveillement, tous les spectacles du monde ; tous les enchantements te sont dus. Et c’est moi qui te conduirai le long des voies innombrables de l’étonnement. Nous irons déguster le thé à la menthe, accroupis sur des nattes et nous verrons danser les Ouled-Nails au corps de liane et de serpents en rut. Perchée sur un dromadaire de neige, tu me suivras d’un oasis à l’autre, entre les dunes scintillantes, sous le ciel clouté d’or au long des pistes silencieuses. Sous nos yeux, le scorpion noir courtisera la rose des sables, et le mirage de la soif érigera devant, sur un horizon à tout instant reculé, des cathédrales de cristal et des orgues de sel… Le matador au sourire gravé sur un masque de cuir de Cordoue lancera vers toi l’oreille du toro, mon amour, et ton cœur d’hirondelle s’ouvrira le soir même, quand la lune en sa rondeur parfaite gravira les marches du trôle, lentement sur le ciel, à l’heure où les guitares fleurissent et sanglotent interminablement… PARCE QUE JE T’AIME il faudra me suivre sans relâche et ne jamais fermer les yeux. Tu viendras te perdre avec moi dans la foule abêtie qui tourne autour des manèges imbéciles comme l’âne autour de la noria… nous boirons avec eux la bière chaude et l’aramon piqué des kermesses afin de participer à l’écœurement républicain entretenu par des odeurs de friture épouvantables. Tu me suivras sur la grande roue et sur la tour de Babel, qui permet à l’homme d’aujourd’hui de remonter au singe pour une somme dérisoire. Nous y remonterons tous les deux, PARCE QUE JE T’AIME… Plus tard, nous irons suivre pieds nus les processions médiévales des pénitents noirs ou gris, dissimulés sous leurs cagoules aux terrifiants vendredis saints espagnols. Nous irons nous mêler à des fêtes somptueuses et redoutables, au cours desquelles tournoient inlassablement sur eux-mêmes de grands nègres hurlant, dissimulés sous un déguisement d’oiseaux au plumage d’une splendeur inouïe. Nous passerons des nuis entières à tourner parmi les masques sculptés dans l’ébène, les colliers de griffes et les bracelets de canines de léopard, dans l’étourdissante et furieuse colère de la danse et des sortilèges. Ensemble, accroupis dans la poussière, nous irons boire le sang frais, la bouche collée à l’artère béante du buffle terrassé et nous distinguerons le reflet de nos visages dans ses yeux grands ouverts, encore vivants… PARCE QUE JE T’AIME j’inviterai autour de ton lit une troupe de jongleurs chinois, qui sauront ensorceler des assiettes et transformer d’un seul geste et d’un sourire des voiles de soie qui deviendront nuages et tempêtes et d’où s’échapperont des vols de grues et de hérons… PARCE QUE JE T’AIME je saurai découvrir pour toi l’edelweiss et la rose noire, la flûte de jade et la pierre de lune, l’oiseau phénix et le rossignol de l’Empereur de Chine, un agneau de Bethléem et le linge de Véronique. Et toi, toi mon amour, parce que tu ne m’aimes pas je sais que tu m’offriras par trois fois le chant du coq, le baiser de Judas, la flèche et le poison, la flûte et le cobra.