Interview RFI de mai 2013 Quand on lui parle de poésie, le chanteur [Loïc Lantoine] confie en avoir lu beaucoup, de Francis Ponge à Jacques Prévert en passant par Henri Michaux, Jules Supervielle et Norge, qu’il chante sur scène. Mais il ne se considère pas comme poète : "Je travaille dans l’oralité, je suis un chanteur qui écrit pour être entendu ..."
Né à Montpellier en 1899, Francis Ponge étudia le droit et la philosophie à Paris avant d'être mobilisé et de rejoindre l'armée pendant la première guerre mondiale. Dans les années 20, il commence à publier des textes à la NRF avant d'appartenir brièvement au mouvement surréaliste.
Bernard Pivot : Vous avez appartenu au groupe surréaliste, et ce qui est bizarre, c'est que vous avez adhéré au groupe surréaliste au moment, pratiquement, où tout le monde le quittait .... ou était mis à la porte, ou le quittait ... Francis Ponge : Justement, c'est à ce moment que voulait dire que moi, j'étais plutôt d'accord avec eux. C'est à dire que je me suis posé à peu près les mêmes problèmes que se posaient les surréalistes. Mais j'étais contre leur côté un peu théâtral, les tréteaux et les manifestations à tout bout de champ. Ils avaient parfaitement raison de le faire puisuqe tel était leur tempérament, mais quant à moi, ça ne me convenait pas, si bien que je les suivais d'un peu loin. J'assistais parfois à des manifestations, il m'est arrivé d'assister à des manifestations très bruyantes des surréalistes, la première de "poussières de soleil" ou des choses comme ça, ou des pièces d'Artaud ou Vitrac, je me souviens de ça, mais j'assistais, mais je ne faisais pas parti du groupe. C'est au moment même où beaucoup ont quitté le groupe, après le second cadavre, quand il y a eu une attaque violentes de plusieurs surréalistes, dont plusieurs avaient du talent, beaucoup de talent, ont quitté bruyamment le groupe, qu'à ce moment là, j'ai écrit à Breton, Renan et Eluard en leur disant : "Vous inquiétez pas, c'est vous qui avez du talent plus que les autres. Il y a longtemps que je vous suis, ce que vous faites m'intéresse, et maintenant, c'est le moment pour moi de vous le dire. B.P. : Comme vous ne faites rien comme les autres, vous quittez ensuite le groupe surréaliste, déjà sur la pointe des pieds, alors que tous les gens qui quittent le groupe surréalistes le font avec pertes et fracas, et vous tout à fait doucement. Et pourquoi vous l'avez quitté ? F.P. : Pour une raison parfaitement surréaliste, parce que j'aimais une jeune fille qui est d'ailleurs devenue ma femme, et je ne m'occupais que de ça : il fallait que je l'arrache à sa famille, que je l'obtienne, et je ne m'occupais exactement que de ça. C'est donc une raison parfaitement surréaliste. B.P. : Vous avez été occupé entièrement par l'amour ? F.P. : Oui, j'avais à faire de ce côté là ! Il fallait que je fasse àa. mais je ne les ai absolument pas quitté en me fâchant avec eux, absolument pas. B.P. : Et vous êtes entré à ce moment là aux Messageries Hachette. F.P. : Il fallait que j'ai une profession pour que les parents de ma femme, enfin de celle dont je voulais faire ma femme, acceptent. C'était pas du tout un écrivain ....... enfin ..... à peine notoire, à peine, et seulement par quelques petits groupes ... et somme toute qui n'avait aucune profession. Ils auraient pu ne pas concentir et ils auraient eu parfaitement raison. Je suis donc entré dans ce bagne qu'on appelle les messageries Hachette. "
Au début des années 30, il se marie avec Odette Chabanel et adhère au parti communiste en 1937. Il devint directeur artistique et littéraire de l'hebdomadaire communiste Action de 1944 à 1946. Il quitte le parti communiste en 1947, considérant que le parti interférait avec sa liberté individuelle en tant qu'auteur, traitant dès lors dans son oeuvre de la perception et de l'expression individuelle dans un monde sous la menace du totalitarisme intellectuel et de la morale collective. Après un séjour en Algérie, il entre à l'Alliance Française comme professeur jusqu'en 1964. Il connaît à partir de cette époque une reconnaissance publique, avec des prix et récompenses (Légion d'honneur, Grand Prix de l'Académie Française), des conférences et lectures (Cerisy, Centre Pompidou) et un hommage au festival d'Avignon en 1985.
L'oeuvre de Ponge est une nouvelle exploration de la problématique déjà ancienne des relations entre le langage et le monde, combinant une approche à la fois ancienne et moderne et très personnelle sur le sujet. Ponge est notamment connu pour ses poèmes en prose qui méditent sur les choses du monde externe et leurs relations avec le langage. Aborder son oeuvre implique ainsi d'aborder le phénomène du langage et les problèmes d'expression. Ponge explore le phénomène par une démarche anti-lyrique et considère l'homme comme une créature absurde dont la particularité - et la seule consolation - est sa capacité à s'exprimer par le langage. Les relations entre les choses et l'homme seront au coeur de son oeuvre.
« Le Savon » (1967) est une oeuvre charnière dans les écrits de Ponge.
Il a commencé à la rédiger pendant l'occupation, alors qu'il était membre de la résistance et ne l'achèvera qu'une vingtaine d'années plus tard. « Le Savon » joua, selon l'auteur lui-même, un rôle fondamental dans l'évolution de pratiquement tous ses écrits d'après guerre. Il délaissa les poèmes courts et parfaits pour aborder une forme beaucoup plus libre, une sorte de poème en prose qui met en scène son propre développement en même temps que l'oeuvre achevée. Les oeuvres post-Savon de Ponge constituent ainsi un outil important de questionnement des genres littéraires, prose ou poésie. « Le Savon » contient la somme des éthiques matérialistes et des esthétiques de Ponge et sa croyance dans la primauté du langage qui devient l'objet du texte. Il se situe entre les courts écrits comme « Douze petits écrits » (1926), « Le parti pris des choses » (1942) - recueil qui le fit connaître - et les oeuvres plus théoriques comme « Proêmes » (1948) ou « Méthodes » (1961). Il apparaît au moment où ses écrits délaissent la poésie objective des années de jeunesse pour faire place aux préoccupations métapoétiques des années de maturité.
A chat perché La pluie La serviette éponge Le verre d'eau L'allumette Le moraliste
L'oeuvre de Ponge ne saurait également être dissocié d'un dialogue avec les autres formes artistiques, et notamment avec l'art plastique. « L'Atelier contemporain » (1977) est composé de critiques élogieuses sur Picasso, Braque ou Giacometti, qui étaient par ailleurs des amis de l'auteur. La musique influence également considérablement son oeuvre. Toujours dans « l'Atelier contemporain », il compare les tableaux de Jean Fautrier à la lyre, et dans « Pour un Malherbe » (1965), il révèle avoir passionnément étudié la musique dans sa jeunesse, et que les valeurs et principes artistiques initiaux qu'il a gardés de ces années de jeunesse étaient musicaux. De tous les grands compositeurs, celui auquel Ponge se réfère le plus souvent est Rameau, au sujet de qui il a consacré un ouvrage et auquel il se réfère fréquemment dans ses écrits.
Ponge s'est décrit comme « un peintre des natures mortes », qui à travers l'examen méticuleux des objets et du langage amène le lecteur à une reconstruction de soi. L'ensemble de son oeuvre s'adosse alors à la résolution de libérer l'homme de l' « infime manège » dans lequel il est confiné et accroître « la quantité de ses qualités ».
Le titre du recueil est en même temps un manifeste. Francis Ponge a défini ainsi le principe de son écriture du Parti pris des choses : c’est avant tout donner l’initiative aux choses, les laisser s’exprimer. Il s’agit pour lui de remplacer chaque objet par une « formule » de langage qui lui soit exactement adéquate. Pour ce poète artisan, toutes les choses sont également dignes d’être « exprimées ». C’est pourquoi le recueil s’attache à décrire des objets simples, quotidiens ordinairement ignorés par la tradition poétique. Le lyrisme n’y a aucune place, mais toute l’attention est portée à l’écriture. Ponge a d’ailleurs avoué sa prédilection pour les poètes classiques, comme Malherbe, épris de la pureté des formes. Dans ses poèmes, aucun mot ne figure au hasard ; il est choisi pour ses affinités graphiques ou sonores avec la chose qu’il doit exprimer.
Dans un article célèbre, Jean-Paul Sartre a salué la naissance d’un poète « phénoménologue ». Il célébrait la construction de ces courts poèmes qui mêlent indifféremment les êtres humains et les choses inanimées. Il reconnaissait à Francis Ponge « le sens du fantastique moderne ». « L’huître » est l’un des poèmes les plus célèbres du recueil.
Extraits du Parti pris des choses
L’HUÎTRE
L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos. À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. Francis Ponge, Le Parti pris des Choses, 1942.
LE MIMOSA Sur fond d’azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d’histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa. Mais ce n’est pas un arbuste lunaire : plutôt solaire, multisolaire… Un caractère d’une naïve gloriole, vite découragé. Chaque grain n’est aucunement lisse, mais formé de poils soyeux, un astre si l’on veut, étoilé au maximum. Les feuilles ont l’air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées d’elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que d’autres palmes, par là aussi très distinguées. Et pourtant, il ya quelque chose actuellement vulgaire dans l’idée du mimosa ; c’est une fleur qui vient d’être vulgarisée. … Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima. Francis Ponge, Le Parti pris des Choses, 1942.
LE PAIN
La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes. Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, – sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente. Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable… Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. Francis Ponge, Le Parti pris des Choses, 1942.
LE CAGEOT À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot , simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie. Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme. À tous les coins de rues qui aboutissent aux Halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, — sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement. Francis Ponge, Le Parti pris des Choses, 1942.
Bibliographie
Le Parti pris des choses (1942) Proêmes (1948) La Rage de l’expression (1952) Le Grand Recueil : I. « Méthodes » (1961) ; II. « Lyres » (1961) ; III « Pièces » (1962) Pour un Malherbe (1965) Le Savon (1967) Entretiens avec Philippe Sollers (1970) La Fabrique du Pré (1971) Comment une figue de parole et pourquoi (1977) Pratiques d’écriture Œuvres complètes, La Pléiade volume I (janvier 1999) ; volume II (août 2002) ; Gallimard, Paris. Pages d’atelier (1917-1982, 2005) ; Gallimard, Paris (Ensemble de textes inédits).
Citations choisies
C’est par sa mort parfois qu’un homme montre qu’il était digne de vivre. (Note sur les otages)
Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie, pour que la réconciliation ait lieu. (Le Grand Recueil)
Comme de toute chose, il y a un secret du vin ; mais c’est un secret qu’il ne garde pas. On peut le lui faire dire : il suffit de l’aimer, de le boire, de le placer à l’intérieur de soi-même. Alors il parle. En toute confiance, il parle.
À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie. (Le Parti pris des choses)
C’est surtout contre une tendance à l’idéologie patheuse que j’ai inventé mon parti pris. (Poèmes)
C’est une grande composition digne du Véronèse pour l’ambition et le volume, mais qu’il faudrait peindre tout entière dans l’esprit du fameux Bar de Manet. (Le Parti pris des choses)
Deux ou trois fois par jour… au milieu de ce culte, le courrier multicolore, radieux et bête comme un oiseau des îles, tout frais émoulu des enveloppes marquées de noir par le baiser de la poste, vient tout de go se poser devant moi. (Le Parti pris des choses)
Le langage ne se refuse qu’à une chose, c’est à faire aussi peu de bruit que le silence. (Proêmes)
Les choses les plus épaisses ne s’abordent pas sans subir quelque amenuisement… (Le Parti pris des choses)
Mesdames et messieurs, l’éclairage est oblique. Si quelqu’un fait des gestes derrière moi qu’on m’avertisse. Je ne suis pas un bouffon. (Le Parti pris des choses)